Ilka Meyer : « Das gröβte Schwergewicht », Dijon, 2009

En octobre 2009, Ilka Meyer s’installe dans la résidence d‘artiste qui est située au fond du jardin de l’ENSA de Dijon. Très vite, elle décide de travailler in situ : cet endroit où elle travaillera pendant 3 mois, l’interpelle et l’inspire : elle scrute les murs, mesure la hauteur du lieu et y découvre une curiosité remontant au début du XXe siècle ; en effet, cet atelier n’a pas de murs porteurs mais l’espace est soutenu par des poutres en fer dissimulées faiblement au niveau du plafond. Il s’agit plutôt d’une bâtisse industrielle que d’un atelier d’artiste ; d’ailleurs, à côté de la porte d’entrée en acier se trouve une impressionnante machine de traitement de la tôle. Ilka enregistre tout cela. Puis elle part à vélo à la recherche non pas du Dijon historique – qui pourtant l’enchante – mais de terrains vagues, de sites industriels abandonnés et de la nature en friche, car elle n’a pas perdu son habitude de retrouver les empreintes laissées par les anciennes activités industrielles.


Elle tombe sur un parking encombré de palettes industrielles empilées et stockées là, en attente d’un prochain transport pour une destination nouvelle. Elle capte alors à travers ces empilements de palettes un principe structurant qu’elle met en relation avec son atelier-site industriel.


Avec l’aide des étudiants de l’école elle les fait déplacer et les installe tels deux piliers au milieu de l’atelier, de part et d’autre de la poutre centrale: 2 piles de 66 palettes d’une hauteur de 442 et de 445 cm. Les deux piles-piliers semblent percer le plafond et continuer à croître au-delà.


Puis Ilka convie le public à déambuler autour de ces piliers, ces « twin towers » ou « gratte-plafond » que les palettes sont devenues entre-temps. Tout en sachant que nous nous trouvons juste en face de 2 piles de palettes montées en parfaite symétrie, on oublie leur pure matérialité: invitation à laisser divaguer le regard, à laisser libre cours à une réflexion sur l’espace-temps, les mutations matérielles et les structures qui président aux mutations de l’espace. L’artiste n’a pas dissimulé et encore moins transformé les  palettes qui conservent ainsi délibérément les traces de leur fonction de support de marchandises.
Commence alors ce jeu de recherche des correspondances suscité en nous par une installation d’allure sobre et dépourvue de directivité sémantique.


Avec son sens aigu des éléments constructeurs du monde, Ilka donne à voir et invite à sonder les lieux d’accueil de l’œuvre. Le paradoxe présent dans le fait d’avoir réintroduit, dans un espace soutenu par des poutres, des supports verticaux laisse supposer que l’artiste se méfie des conventions spatiales et considère le lieu comme un passage où des objets trouvés et empilés au hasard s’assurent d’une stabilité transitoire. Le choix du matériau rappelle les constructions improvisées des bidonvilles. Ou bien alors est-ce un clin d’œil à la cathédrale de Saint-Bénigne qui se trouve à quelques pas de l’atelier, une référence indirecte à la lisibilité des constructions gothiques avec leurs arcs-boutants et leurs colonnes ?


Bientôt les palettes retourneront sur leur lieu premier et retrouveront leur fonction d’origine.
Le travail n’est pas destiné à se figer dans un endroit muséal mais à disparaître : L’installation se veut in situ mais surtout in mente car le matériel choisi sera replacé dans le vaste recyclage des choses.
La note finale que l’artiste ajoute à son travail sera le titre de l’installation qui désigne les investigations invisibles qui ont nourrie la quête tout au long de la réalisation de l’œuvre : « Das gröβte Schwergewicht » (1) (le titre que l’on peut traduire par « le plus grand des poids lourds», expression nietzschéenne) intègre la dimension supra-temporelle du travail en faisant allusion à ce va-et-vient permanent du regard nourri par la pensée et cette énergie secrète que tout artiste cultive et qui confère à l’œuvre sa vibration spirituelle.

Ursula Hurson

U.H. enseigne à l’ENSA de Dijon et est la responsable pédagogique de la Maison de Rhénanie-Palatinat, centre culturel allemand en Bourgogne.

 

(1) « Das gröβte Schwergewicht », Cf. F. Nietzsche, Le gai savoir, 4e livre .